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Ogre
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| 1.
Etymologies anciennes |
| Le
mot "ogre" apparaît en français au tournant des XIIe-XIIIe
siècles, et son origine a fait l'objet de bien des
discussions entre les tenants de deux explications:
l'une qui fait appel aux Hongrois, et l'autre qui
fait venir ce nom de celui d'une divinité gauloise
infernale. |
| La
première fut résumée en 1863 par J. Colin de Plancy,
qui affirmait en son dictionnaire, que les ogres sont
les féroces Huns ou Hongrois du Moyen Âge, qu'on appelait
Hunnigours, Oïgours, Oïgours, et ensuite par corruption,
Ogres. |
| Les
Hongrois, disait-on, buvaient le sang de leurs ennemis
; ils leur coupaient le coeur par morceaux et le dévoraient
en manière de remède contre toute maladie. Ils mangeaient
de la chair humaine, et les mères hongroises, pour
donner à leurs enfants l'habitude de la douleur, les
mordaient au visage dès leur naissance. |
| C'était
en effet un terrible peuple que ces païens, dont les
hordes innombrables, accourues des extrémités de l'Asie,
dévastèrent pendant deux tiers de siècle l'Italie,
l'Allemagne et la France. Ils incendiaient les villes
et les villages, égorgeaient les habitants ou les
emmenaient prisonniers. La pitié leur était inconnue,
car ils croyaient que les guerriers étaient servis
dans l'autre monde par les ennemis qu'ils avaient
tués dans celui-ci. |
| Une
défaite signalée que leur fit subir Othon, empereur
d'Allemagne, délivra pour jamais de leurs ravages
l'Europe occidentale. La terreur profonde qu'ils avaient
inspirée se propagea longtemps encore après leur disparition,
et les mères se servirent du nom des Hongrois, ogres,
pour épouvanter leurs petits enfants " 1.Selon cette
explication, l'ogre serait donc aux Hongrois ce que
le bougre est aux Bulgares et le vandale aux Vandales.
|
| Certes,
on explique de cette manière la forme hongre, apparue
au XVe siècle par l'intermédiaire du latin d'Allemagne
ungarus pour désigner un cheval châtré, cette technique
étant venue de Hongrie, mais le problème est que le
mot Ogre apparaît d'abord, vers la fin du XIIe siècle,
non pas comme un nom commun, mais comme celui d'un
païen féroce. |
| Ce
n'est que vers 1300 qu'il prend son sens actuel de
"géant se nourrissant de chair humaine". Quant au
nom des Oïghours, il est si savant et s'est si peu
répandu qu'il n'a pratiquement aucune chance d'avoir
jamais pu servir à baptiser un être fantastique populaire,
sans compter que le passage à "ogre" fait difficulté,
du point de vue phonétique. |
| 2.
L'Orcus latin et sa famille |
| Si
l'on tient compte de la famille du mot dans d'autres
langues européennes, on découvre que :- l'ancien espagnol
connaît uerco, huergo "Enfer, Diable";- l'italien
désigne par orco [du latin orcus] un "ogre" ou un
"croque-mitaine" (le napolitain a huerca , de même
sens, et le sarde orcu désigne un "démon");- l'anglo-saxon
orc est un "démon infernal";- en Corse, l'Orco est
un terrible géant qui hante les rochers. Il se trouve
que le mot "ogre" se rattache à cette série par métathèse
du "r" et, du reste, au XVIIe siècle, on utilisait
encore le mot orque dans le même sens, puisque Richer
évoque un conteur... |
| Sachant
par coeur le mot à motL'orque, le petit PucelotLa
Soury, Peau d'âne et la Fée . |
| L'ancienne
hypothèse faisant appel aux Ouïghours, Hongres ou
Hongrois, bien qu'encore parfois citée, doit donc
être abandonnée, n'ayant plus que valeur historique,
en ce qu'elle montre quels clichés furent véhiculés,
hélas jusqu'à une époque récente, sur ces gens. Elle
repose ultimement sur l'idée implicite selon laquelle
la déformation populaire de l'histoire par les traditions
orales suffirait à expliquer contes, mythes et légendes.
Cette vision réductionniste transparaît clairement
dans la définition suivante, donnée dans le dictionnaire
La Châtre au milieu du siècle dernier:"Ce nom d'ogre
s'est répandu au Ve siècle, à l'époque des Huns ou
Oïgours et Hongrois, Hongres, Hungari, etc., à la
suite d'Attila, de Tamerlan et autres conquérants
tatars, dans l'Europe orientale. |
| Les
récits de leurs cruautés, défigurés par la peur, arrangés
par l'imagination, ont été transmis ainsi de siècle
en siècle jusqu'à nous... De là les légendes, les
contes, les chroniques du moyen-âge sur les ogres"
6.La solution se trouve donc du côté du latin Orcus,
nom d'une divinité infernale, des enfers, et de la
mort elle-même 7, qui fut confondu avec Pluton mais
dont le nom demeura populaire.Gaston Paris 8 rappelle
que l'on mentionnait volontiers son trésor (Orci thesaurus)
ainsi que son palais et sa porte (janua Orci). |
| L'écrivain
latin du Ier siècle Marcus Verrius Flaccus signale
que la forme ancienne de ce nom est Uragus ou urgus
9, qui se rattache à la racine indo-européenne *GwER-,
*GwRE/o- "avaler" d'où proviennent notamment tous
les mots de la famille de voro "avaler, engloutir",
comme vorax "vorace" et vorago "gouffre", dont Uragus
pourrait bien être un équivalent étrusque divinisé.
Ainsi, à l'origine, l'Ogre ne serait autre qu'un "gouffre
dévoreur". |
| 3.
L'Orgos gaulois |
| La
parenté celtique du mot est à rechercher du côté du
nom d'homme Orgetorix, à entendre Orgeto-rix "roi
des tueurs" . On retrouve la même racine, avec métathèse,
dans le nom de mois ogron présent dans le calendrier
de Coligny, qu'on peut rapprocher du gallois oer,
du vieil irlandais úar "froid", du cornique oir et
du gaélique fuar, tous mots venant d'un celtique *ogro-
.Ce nom de mois s'appliquerait donc aux jours consacrés
à Orgos, le dieu-dévoreur des défunts, le froid étant
bien sûr associé à la mort. |
| Une
confirmation de tout cela se trouve au village de
Logron, en Eure-et-Loire, dont le nom était noté Ugreolium
en 1120. Le "L" initial y provient donc de l'accolement
tardif de l'article, et il faudrait en réalité écrire
*L'Ogron. La meilleure étymologie pour ce nom de lieu
fait alors appel à un Ogrolium, métathèse d'un Orgolium
représentant le gaulois Orgo-ialo, qu'on peut traduire
par la "Clairière d'Orgos". Ainsi, ce Logron n'est
autre qu'un "lieu de l'Ogre", c'est-à-dire un endroit
se rapportant au dieu-abîme qui dévore les morts.
|
| On
peut difficilement croire au jeu des coïncidences
lorsqu'on découvre sur place que le Vieux-Logron est
le nom donné à un cimetière se trouvant près d'une
ferme isolée appelée la Gueule-d'Enfer, et auquel
conduit fort logiquement un Chemin-d'Enfer. |
| 4.
Ogres et tarasques |
| L'Orcus
latin semble avoir été parfois conçu comme un fauve
dévorateur, puisque l'expression fauces Orci "gueule
d'Orcus" désignait communément le gouffre de l'enfer,
par exemple sous la plume de Virgile. Le dieu gaulois
androphage apparenté à Orcus a été représenté sous
la forme de la fameuse "tarasque" de Noves dans les
Bouches-du-Rhône (à gauche), et sous l'aspect d'un
petit bronze découvert à Fouqueure en Charente (ci-dessous)
.[http://members.tripod.com/La_Mandragore/OgreFouqueure.GIF] |
| Ces
images ont trouvé un prolongement chrétien dans les
nombreuses "gueules" [http://members.tripod.com/La_Mandragore/OgreChauvigny.GIF]
dévorantes de l'Enfer et dans les monstres androphages
des chapiteaux romans, dont ceux de Chauvigny, dans
la Vienne (ci-contre), sont les plus connus. |
| Leur
iconographie s'inspire des oeuvres antiques encore
visibles à l'époque (dont bon nombre furent certainement
détruites depuis), et tous ces monstres durent contribuer
à perpétuer bien des traditions orales qui gardaient
encore le souvenir de croyances anciennes, lesquelles
furent en partie endossées par l'Ogre des contes. |
| 5.
Sens argotiques et récents |
| Au
XIXe siècle, le mot ogre a pris des sens argotiques
imagés, en particulier pour désigner les usuriers,
par allusion à leur avidité, et les agents de remplacement,
par allusion à leur trafic de chair humaine; cette
dernière allusion motivant également le nom d'ogresses
attribué aux tenancières de maisons closes. Les chiffonniers
appelaient ogre "celui qui leur achète le produit
de leurs recherches nocturnes, en détail et par hottes,
pour les revendre en gros, après un triage minutieux
et intelligent. |
| Ordinairement,
on ne devient ogre qu'après avoir passé par tous les
degrés de l'état de chiffonnier. Il fut un temps,
il est vrai, où ce nom était synonyme d'exploiteur
et même de receleur. Dans ce but, l'ogre possédait
à côté de son établissement d'achat de chiffons un
débit de liqueurs qu'il faisait gérer par un affidé
ou un compère; il y recevait clandestinement des malfaiteurs
qui appor-taient là les produits de leurs rapines". |
| Par
extension également, on a parlé d'ogres animaux à
propos de "chevaux nourris pendant quelque temps de
chair" et de "vaches alimentées de poisson cru dans
les îles Féroë"... cela bien longtemps avant les "vaches
folles"! L'ogrerie a désigné une "avidité comparable
à celle de l'ogre", et les enfants de l'ogre sont
appelés ogrillon, ogrillonne. |
| Au
féminin, on trouve ogrine en 1694, mais ocrisse ou
ogrisse, apparu en 1580, est devenu par la suite ogresse,
qui prévaut maintenant, depuis son apparition en 1697
dans le conte du Petit Poucet, sous la plume de Charles
Perrault qui l'a popularisé, non sans prendre soin
d'expliquer ce terme alors mal connu: "homme sauvage
qui mangeoit les petits enfants". |
| Dans
un poème sur les doigts de la main Aloysus Bertrand
compare le petit doigt à un "marmot pleureur qui toujours
se trimballa à la ceinture de sa mère comme un petit
enfant pendu au croc d'une ogresse."
[http://members.tripod.com/La_Mandragore/Ogre_hotte.GIF]
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| 6.
L'ogre des contes |
| A
propos de l'ogre des contes, un trait récurrent dans
les récits européens est qu'il "sent la chair fraîche",
et l'on se souvient de ce passage du Petit Poucet
de Perrault:
" L'Ogre demanda
d'abord si le soupé estoit prest, et si on avoit tiré
du vin, et aussitost se mit à table. Le mouton était
encore tout sanglant, mais il ne lui en sembla que
meilleur. Il flairoit à droite et à gauche, disant
qu'il sentoit la chair fraîche. ìIl faut, luy dit
sa femme, que ce soit ce veau que je viens d'habiller,
que vous sentez. ñJe sens la chair fraîche, te dis-je
encore une fois, reprit l'Ogre, en regardant sa femme
de travers, et il y a icy quelque chose que je n'entends
pas. " |
| L'équivalent
scandinave de l'ogre est le troll, géant horrible,
hirsute et redoutable, considéré comme le maître des
bois, doté de plusieurs têtes et d'un appétit plutôt...
vorace. Naïf et crédule, le troll tente souvent de
dévorer le jeune héros mais, malgré ses pouvoirs magiques,
il échoue régulièrement, et ses vaines tentatives
se terminent généralement par sa mort et celle de
toute sa famille, comme dans l'histoire du Petit Poucet. |
| Pierre
Saintyves avait remarqué que dans les récits norvégiens,
le troll s'écrie "Je sens la chair de chrétien!",
ou "je sens ici une odeur de sang chrétien!", mais
sans pouvoir expliquer autrement ce trait que par
"un écho de lointaines traditions". |
| La
récente analyse de Virginie Amilien a montré que le
Troll manifeste en réalité une véritable répulsion
pour cette odeur de sang chrétien, qui n'est pas sans
rappeler "l'odeur de sainteté"; il y est hypersensible
et elle est pour lui est insupportable, car il crie
aussitôt: "Hu, hu, ça sent mauvais le sang chrétien,
ici", ou bien "L'odeur de sang chrétien -- j'en mourrai
-- on ne viendra plus jamais ici!". Or ce qui sent
si mauvais, à son goût, c'est ce que l'église dénomme
au contraire "la bonne odeur du Christ"... et l'on
se souvient alors que les trolls sont généralement
mis en fuite par le son des cloches des églises.Par
suite de la coutume de parfumer les cadavres, l'odeur
des aromates -- qui a été assimilée à celle de l'Au-delà
-- et l'onction des corps -- tout comme le parfum
répandu sur les tombes -- provoquent des effluves
préfigurant la suavité de la vie éternelle. |
| Il
en résulte que si l'aversion olfactive du troll --
démoniaque -- pour le genre humain -- les "chrétiens"
-- est apparemment totale et définitive, puisque recouvrant
l'opposition païen-église, elle n'en retrouve pas
moins de vieilles représentations tournant autour
de l'Au-delà et de la mort, d'où l'importance de ce
motif dans les contes, et son maintien. |
| Selon
un procédé dont furent aussi victimes d'autres êtres
merveilleux, et tout comme celle du troll, l'image
de l'ogre amateur de chrétiens dodus a été minimisée
par l'accentuation de son caractère stupide, et le
vieux dieu païen a fini par être relégué au rang des
épouvantails pour enfants. |

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